Un autre animal

Exposition co-réalisée avec Gilles Ribero et Gwendal Sartre
à l’Espace Croisé, Roubaix
dans le cadre Saison Zéro
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2021

Avec l’aide de :
Charles Gallay (programmeur)

Production :
Espace croisé, centre d’art contemporain


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Suite à l’invitation de l’Espace Croisé (Roubaix) à exposer dans leur nouveau lieu, nous avons tous trois décidé d’une résidence de création sur place, aux Saisons Zéro, dans les derniers instants qui précèdent l’ouverture de l’exposition au public. Pendant deux semaines, nous avons travaillé, mangé et dormi dans l’enceinte du couvent, de manière à produire des œuvres façonnées par la durée de notre séjour sur place.

L’espace d’exposition étant situé à l’emplacement de l’ancienne école attenante au couvent, nous avons choisi comme terrain de recherche celui de l’apprentissage, de la mémoire et de la répétition qu’il convoque, ainsi que de la transmission. Nous avions envie de mettre au centre de l’exposition, et dans cette perspective de l’apprentissage, ce que peut bien être le travail au quotidien de celui ou de celle qui crée, la recherche sans fin à laquelle il ou elle se donne et les séries de gestes qui aboutissent à des formes exprimant ses humeurs et sa pensée. C’est en apprenant continuellement de nouveaux gestes et de nouvelles manières de faire que l’avancée peut advenir, et la pensée se développer.

C’est par le biais du dessin que nous avons abordé ces notions, dans une dynamique où le jeu a pris une place importante. Nous avons travaillé avec une machine, en fixant un ensemble de règles et de protocoles qui mettent en torsion le tracé, la figure, le langage, un autre animal.






L’apprentissage de la ronde

D’où vient le fait que l’on ne considère pas l’écriture comme un dessin ? Peut-être est-ce le prosaïsme qui fait que l’on n’envisage pas de calligraphier sa liste de course, peut-être est-ce un ensemble de règles très tôt intégrées à l’école. On dit le dessin d’observation ou d’association, et l’on considère l’ensemble des traits, l’image d’ensemble. Les lettres que l’on apprend à attacher les unes aux autres semblent ne pouvoir exister sans un sens, sans une idée. L’apprentissage et l’usage des claviers et des écrans, dissocient plus encore les lettres d’imprimerie de leurs tracés manuscrits. Je ne sais plus grand chose de l’écriture liée,de la ronde et des heures passées sur les bancs de l’école.
Quand je regarde mes lettres détachées les unes des autres, je vois le temps gagné, une efficacite toute en bâton. Le dessin ne m’apparaît que lorsque cherchant à me déchiffrer, je vois une boucle rescapée, un trop plein, un délié exsangue - comme par erreur.

Pour une machine, tracer un cercle parfait n’est qu’une affaire de clic ; il suffit d’indiquer un centre, un rayon et de remplir des paramètres. A main levé, il faut beaucoup d'entraînement pour courber une droite au point que ses deux extrémités se rejoignent et la répétition à l’identique est quasi impossible. L’informatique a, jusqu’à présent, consisté à simplifier nos pratiques. Dans le champ du dessin, son application de la géométrie a fait le bonheur des architectes mais qu’y ont trouvé less artistes ? Noé Grenier, Gilles Ribero & Gwendal Sartre ont formé Catharsis Projection alors qu’ils étaient tous les trois étudiants au Fresnoy. Dans l’apprentissage d’une grammaire numérique, ils ont développé des activités en commun (projection, production, exposition) qu’ils ne cherchaient pas à signer individuellement. Si chacun d’eux avance un rapport différent à la technique et à ses usages, ils concilient dans leur projet critique, piratage et poésie. Dans l’ancienne école du couvent des Clarisses, c’est la notion de dessin qu’ils ont voulu aborder en le mettant en tension avec la notion de programmation et de langage informatique.

Ils se sont interrogés sur le meilleur moyen de lancer l’ordinateur dans un processus de dessin. S'ils avaient eu recours à une intelligence artificielle capable de générer des signes par association, le résultat aurait été de l'ordre du pastiche, ressemblant, mais très éloigné du geste initial. En travaillant la programmation par une série de modules, ils ont poursuivi un processus plus long et suivi avec l'ordinateur puisqu'il fallait déconstruire chaque trait et se plonger dans ce qui avait été le premier mouvement de la main et le traduire en sommes de paramètres à régler comme le nombre de traits maximum, la probabilité qu'un trait en croise un autre ou la vitesse de déplacement du trait. Et si un ordinateur devait reproduire les dessins de Lascaux, comment s’y prendrait-il ? Beaucoup de théories ont été élaborées sur ces fresques qui appartiennent à la pré-histoire de l’art, rituelle, pédagogique, comptable et esthétique mais nous restons devant ces signes comme des énigmes, les copiant à défaut de pouvoir parfaitement les préserver. Tous les outils numériques ont déjà été sollicités pour les numériser, les reproduire mais pour essayer de retrouver cette impulsion ? Derrière l’écran, il faut imaginer les artistes donnant des consignes et déconstruisant eux-mêmes les traits qui composent un paysage, un visage, un cheval pour en faire des consignes applicables.

Les dessins exposés, les signes assemblées traduisent un travail d’observation. S’il faut du temps pour voir où va le trait, c’est parce que le dessin est aussi un champ d’erreurs et de préparations. L’accumulation révèle des détails. Ce que l’on pourrait interpréter comme la coulure d’un bic donne un cachet d’authenticité, comme une hésitation qui reste sur la feuille ; elle traduit ce qu’il y a d’humain dans une technique qui dépasse toujours un peu des mains. L’écriture numérique, les lignes de codes peuvent s’apparenter à un dessin. Georges Bataille écrivait que “L’art délié de Lascaux revit dans les arts naissants, quittant vigoureusement l’ornière”. Cette enfance du signe qui passe par le délié nous fait reconsidérer la notion d’apprentissage face à celle d’émancipation. L’apprentissage de la ronde et l’art de prendre la tangente.


Henri Guette